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La Superligue européenne de football au regard du droit de la concurrence

Le dimanche du 18 décembre 2021 un coup de tonnerre s’est abattu sur le monde du football. Douze (12) des plus grands clubs européens ont décidé de créer une ligue de football pour concurrencer la ligue des champions de l’UEFA[1]. Cette annonce qui a eu l’effet d’une bombe a suscité de vives réactions au-delà des frontières du sport. Les Fédérations nationales et internationales menacent de sanctionner sévèrement les clubs et les joueurs qui participeraient à cette compétition. Même si le projet a été suspendu suite à la révolte populaire insoupçonnée, notamment en Angleterre où les six clubs engagés ont dû rapidement se retirer, la Superligue et/ou toute autre compétition qui serait de nature à concurrencer celles du mouvement fédéral continue de soulever une vraie problématique juridique par rapport aux règles de la concurrence en Europe.

Après avoir étudié le modèle européen (I), nous analyserons la validité de cette Superligue au regard du droit de la concurrence en Europe (II).

I. Le modèle sportif européen

Le mouvement sportif s’est construit en dehors des pouvoirs publics. Le mouvement fédéral international a toujours revendiqué son autonomie en mettant en avant sa capacité à organiser lui-même son activité. Les fédérations nationales, sous l’impulsion de leurs fédérations internationales ont, elles aussi, affiché une volonté manifeste de faire échapper la gouvernance du sport aux organes étatiques et supra étatiques. Au fil des années, le sport a évolué, au point de devenir une activité économique et financière de premier ordre. Il a donc, fini par attirer les pouvoirs publics nationaux et internationaux. A titre d’exemple, en 2017, le marché du sport était le troisième marché en valeur au sein de l’Union européenne, alors qu’en France, après la crise de 2008, il était avec le secteur des nouvelles technologies, celui qui a connu la plus forte croissance en valeur sur les dernières années[2]. L’Europe a fini par dégager une vision commune pendant que les différents états européens ont su garder certaines spécificités. Nous analyserons dans un premier temps, la conception européenne du sport (A) et ensuite, nous étudierons la dimension européenne du sport (B).

A. La conception européenne du sport

Dans un document « le modèle sportif européen »[3], la commission européenne a affirmé qu’ « il existe un modèle sportif européen, avec ses caractéristiques propres »[4]. En 2008, le conseil de l’Europe a adopté une résolution sur la « nécessité de préserver le modèle sportif européen »[5] dans laquelle, il affirme que « le modèle sportif européen n’est ni homogène ni parfait, mais il est profondément ancré dans la société civile européenne et constitue une expression importante de la culture et de l’attitude européenne à l’égard des valeurs du sport. Il s’agit d’un modèle démocratique servant à garantir que le sport reste ouvert à tous »[6]. Le Parlement européen a considéré que « le modèle sportif européen repose sur une fédération par discipline sportive et se caractérise par une organisation autonome, démocratique, territoriale et pyramidale des mécanismes de solidarité sportive et financière, tel que le principe de la promotion et de relégation, des compétitions ouvertes où coexistent plusieurs clubs  et équipes nationales, aboutissement d’une vieille tradition juridique »[7]. Même si la définition de la notion de « modèle sportif européen » n’a pas toujours été convaincante et n’a pas été présentée comme le fondement d’une construction juridique[8], il faut retenir que le modèle européen du sport se caractérise par l’existence d’une structure pyramidale commune à tous les pays, une forte implication des pouvoirs publics et aussi des ligues ouvertes pour les sports collectifs[9].

B. La dimension européenne du sport

Le sport n’a pas toujours été pris en compte dans les traités de l’Union européenne. C’est le traité de Lisbonne (2007) entré en vigueur depuis le 1er décembre 2009 qui a fait entrer le sport  officiellement dans le champ de compétence des juridictions européennes. Ainsi, selon l’article 165 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), celle-ci « contribue à la promotion des enjeux européens du sport, tout en tenant compte de ses spécificités, de ses structures fondées sur le volontariat ainsi que sur la fonction sociale éducative ». A ce titre, elle vise à « développer la dimension européenne du sport, en promouvant l’équité et l’ouverture des compétitions sportives et la coopération entre les organismes responsables du sport, ainsi qu’en protégeant l’intégrité physique et morale des sportifs, notamment des plus jeunes d’entre eux »[10]. Et pourtant, bien avant l’entrée en vigueur du traité, les juridictions européennes étaient déjà confrontées aux problématiques sportives auxquelles, elles ont évidemment répondu. Ainsi, la Cour de justice de la Communauté européenne avait affirmé que « l’exercice des sports ne relève du droit communautaire que dans la mesure où il constitue une activité économique »[11]. Deux ans plus tard, elle avait expliqué que les dispositions du droit de l’Union en matière de libre circulation des personnes et des services « ne s’opposent pas à une règlementation ou pratique excluant des étrangers de la participation à certaines rencontres pour des motifs non-économiques, tenant au caractère et au cadre spécifiques des rencontres intéressant donc, uniquement le sport en tant que tel ; que cette restriction du champ d’application en cause doit cependant rester limitée à son objet propre »[12]. A propos des règles relatives au transfert, la Cour avait confirmé que « les règles relatives au transfert constituent des entraves à la libre circulation des travailleurs, interdites, en principe par l’article 48 du traité. Il n’en irait autrement que si ces règles poursuivaient un objectif légitime compatible avec le traité et se justifiaient pour des raisons impérieuses d’intérêt général. Mais, encore faudrait-il, en pareil cas, que l’application desdites règles soit propre à garantir la réalisation de l’objectif en cause et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif »[13].

Plusieurs autres affaires, de natures différentes, comme les affaires Deliège, Kolpak, Piau, Meca-Medina (en droit de la concurrence) ont permis aux Juges européens de dégager une véritable jurisprudence en matière sportive et aussi d’affirmer une vraie dimension européenne du sport que ce soit avant ou après l’introduction de la spécificité sportive dans le traité de Lisbonne.

II. La validité juridique de la Superligue au regard du droit de la concurrence européen.

Les clubs fondateurs de la Superligue continue d’affirmer par la voix de leur président, l’espagnol Florentino Perez, que leur compétition est « conforme au droit européen». Sans le nommer, le puissant président du Réal Madrid fait, de toute évidence, au droit de la concurrence européen. Lui qui n’a pas cessé d’affirmer dans une entrevue au journal espagnol el Chiriguinto que l’UEFA est un « monopole ». Ce qui est évidemment contraire aux règles de la concurrence. Nous étudierons les règles de la concurrence appliquées au monde du sport (A), pour mieux apprécier l’incidence de celles-ci sur l’avenir de la Superligue (B)

A. Les règles de la concurrence appliquées au monde du sport.

Dans l’affaire Meca-Medina, qui a vu les premiers véritables contacts entre le monde du sport et les juridictions européennes en matière de concurrence, la Cour de justice de la communauté européenne avait jugé que la règlementation des fédérations sportives en matière de dopage pouvait constituer des restrictions aux règles de la concurrence[14]. Plus récemment, la Cour de Justice de l’UE a annulé une décision du Tribunal européen, validant ainsi la décision de la commission européenne de la concurrence qualifiant d’illégales et contraires aux règles de la concurrence, les aides publiques reçues par des Clubs de football espagnols[15]

La commissaire à la concurrence, Margrethe  Vestager avait affirmé que sur le fondement de l’article 101 du Traité sur le fonctionne de l’Union Européenne que les fédérations sportives n’avaient pas le monopole de l’organisation des compétitions sportives et qu’à cet égard, elles n’étaient pas fondées à sanctionner des joueurs qui participeraient à des compétitions non reconnues par elles[16]. Ce même raisonnement a été suivi par le Tribunal de l’UE dans le conflit opposant Union internationale de Patinage à la commission européenne à la suite des plaintes déposées par les patineurs néerlandais Mark Tuitert et Niels Kertholt. En l’espèce, le Tribunal de l’union a jugé que le règlement de l’UIP qui visait à sanctionner des athlètes qui participent à des compétitions non reconnues « non officielles », n’était pas conforme au droit européen de la concurrence[17].

La jurisprudence européenne refuse de reconnaitre un régime dérogatoire au secteur du sport et l’assujetti aux règles communes aux entreprises relatives à la concurrence au regard des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’UE

B. Quid de l’avenir de la Superligue

En vertu des derniers rebondissements dans cette affaire, la Superligue européenne de football n’est déjà qu’un lointain souvenir. Le projet n’a pas résisté à la fronde menée par les fédérations, les fans, les joueurs, les ligues, les Etats et d’autres clubs qui n’ont pas été conviés ou qui ont tout simplement décliné l’invitation. Le Paris Saint Germain et le Bayern de Munich sont notamment de ceux qui pourraient légitiment y être, mais qui ont refusé en raison de leur attachement au modèle sportif européen. Après les nombreux retraits (10 sur 12), les initiateurs de la Superligue n’avaient pas d’autres choix que de mettre un terme à ce projet.

Malheureusement, pour les avocats spécialisés en droit de la concurrence et les juristes du sport, la bataille judiciaire lancée par un tribunal de Madrid qui avait « ordonné à la FIFA et l’UEFA (…) de s’abstenir d’adopter toute mesure ou action ou d’émettre toute déclaration ou communiqué qui empêche ou pose des difficultés, de forme directe ou indirecte, a la préparation de la Superligue de football »[18], n’aura pas lieu. En tout cas pas de tout de suite. Car, dans le football comme dans les autres sports, les enjeux économiques devenus tellement importants que les clubs ne pourront pas toujours résister à la tentation de gagner beaucoup plus d’argent. Or, le modèle de ligue fermé à l’américaine correspond parfaitement à ce besoin-là.

Aux Etats-Unis justement, la Cour suprême a dû octroyer une dérogation, aux règles de la concurrence,  à la Ligue nationale de baseball, en vue de pouvoir se constituer[19]. Certes, la Haute Cour américaine a rappelé que les dérogations accordées à la ligue pionnière ne s’appliquait pas autres ligues[20], il faut souligner que les Cours américaines appliquent de manière mesurée les lois antitrust[21], prenant pleinement en compte les spécificités des ligues professionnelles[22].

Faut-il préciser, que le fait pour des clubs de s’organiser en une ligue fermée à laquelle ne participe qu’un petit groupe, et donc l’accès à la compétition est refusé à d’autres qui ont les moyens (techniques et financiers) d’y participer peut valablement s’interpréter comme une atteinte au principe du libre-jeu de la concurrence. Donc, dans leur volonté de réprimer l’existence de la Superligue notamment en sanctionnant les joueurs et les clubs qui y prennent part, l’UEFA et la FIFA pouvaient  se heurter aux règles de la concurrence. Aussi, les clubs fondateurs de la Superligue dépendamment de l’organisation et le fonctionnement qu’ils donneraient à leur compétition pouvaient eux-aussi contrevenir aux règles de la saine concurrence. Il serait intéressant de voir comment les tribunaux appliqueraient les règles européennes à chacune des deux situations et surtout comment les antagonistes justifieraient leurs positions.

En attendant que les circonstances évoluent, que les règles européennes changent, la jurisprudence européenne continue de faire une application assez stricte du droit de la concurrence au sport. Celui étant un droit pragmatique, voire politique, ne cessera pas de s’adapter au contexte. A défaut d’une bataille judiciaire, on a eu droit une démonstration de force des supporters qui ne manquera pas de rappeler que le football reste un sport populaire et qu’il faudra continuer de faire la distinction entre les consommateurs de foot et les passionnés de foot. Et comme dirait Dominique Tricaud : les deux ne sont pas contradictoires.


Nathan LAGUERRE, Avocat au Barreau de Port-Au-Prince (Haïti).


[1] Organe régulateur du football en Europe, affilié à la FIFA.

[2] Jean-Baptiste Guégan, « Géopolitique du sport : une autre explication du monde », Bréal, Paris, 2017, page 23.

[3] Commission européenne, « le modèle sportif européen (the european model of sport) »,  1998, Document de consultation de la DG X.

[4] Doc. Cit. Page 6.

[5] Conseil de l’Europe, 2008, Résolution 1602 : « la nécessité de préserver le modèle sportif européen ».

[6] Doc. Cit. Paragraphe 6.

[7] Résolution du Parlement européen, 2 févr. 2012 « sur la dimension européenne du sport », (2011/2087 (INI), point AE.

[8]Florence Lefebvre-Rangeon, « l’émergence d’un modèle sportif européen : contribution à l’étude de la construction juridique européenne » Université de Limoges, Ecole doctorale no 88, Droit et Science politique, OMIJ-EA 3177, CDES, 2014, page 15.

[9] Baudry Rocquin, « le sport en France : histoire, économie et sociologie », Bréal, 2e édition, Paris, page 131.

[10]Art. 165, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, en vigueur le 1er décembre 2009.

[11] CJCE, 1974, Affaire Walrave & Koch c/ Union cycliste internationale.

[12] CJCE, 1976, Affaire Donà c/ Fédération italienne de football.

[13] CJCE, 15 déc. 1995, aff. C-415/93, Jean Marc Bosman.

[14] CJCE, 18 juill. 2006, aff. C-519/04, Meca-Medina.

[15] CJUE, 3 mars 2021, aff. C-362/19, Fc Barcelone c/ commission européenne.

[16] https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/bruxelles-brise-le-monopole-des-federations-sportives-12-12-2017-2179038_1897.php#

C[17] TUE, 16 dec. 2020, aff. T-93/18, International Skating Union.

[18] https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwj-sNCCwI_wAhUwB2MBHY6IByUQvOMEegQIBhAB&url=https%3A%2F%2Frmcsport.bfmtv.com%2Ffootball%2Fligue-des-champions%2Fligue-des-champions-un-tribunal-de-madrid-interdit-toute-mesure-contre-la-super-league_AV-202104200387.html&usg=AOvVaw3SOvkI80SKraB42XG95RHP

[19] Supreme Court of United States, Federal Baseball Club of Baltimore, Inc. c/ National League of Professional Base Ball Clubs et al., 259 U.S., 29 mai 1922.

[20] Supreme Court of United States, William Radovich c/ National Football League et al., 325 U.S. 445, 25 février 1957.

[21] Ensemble de lois américaines apparues à la fin du XIXsiècle et au début du XXe siècle (le Sherman Act, 1890 ; le Clayton Act, 1914 ; le Federal Trade Commission Act) qui visent à préserver la saine concurrence entre les acteurs économiques, à protéger les consommateurs et lever les entraves à la liberté de commerce.

[22] Florence Lefebvre-Rangeon, « l’émergence d’un modèle sportif européen : contribution à l’étude de la construction juridique européenne » Université de Limoges, Ecole doctorale no 88, Droit et Science politique, OMIJ-EA 3177, CDES, 2014, page 202.